Je ne voulais pas tellement gagner la Coupe du Monde.
Quand j’avais 11 ans je suis arrivé en sixième dans un nouveau collège. Je ne connaissais que très peu de mes camarades de classes et lors du premier jour chacun sait qu’il faut faire forte impression. Dans ma mentalité de jeune garçon ces premières vingt-quatre heures allaient marquer cette première année de collège et même peut-être toute ma vie de collégien. J’étais loin de me douter que cette journée marquerait non seulement mon collège mais aussi toute ma vie.
Je revois très distinctement les regards curieux et les gestes maladroits des pré-adolescents que nous étions. Chacun porte ses nouvelles baskets, son nouveau sac East pack et son nouveau « survêt » pour les garçons ou son nouveau jean pour les filles. Tout le monde est soucieux de montrer une bonne image devant les autres mais aussi devant notre nouvelle professeure principale : Madame Guiho.
Une fois les places attribuées dans la classe j’étais très content de me retrouver, ni trop devant ni complètement dans le fond. La situation était délicate pour cette chère madame Guiho car elle devait réaliser la mission quasi impossible de mettre sa classe de 25 élèves à l’aise. Tout en nous distribuant un cahier elle a expliqué que cette unité était l’ancienne unité de catéchisme, rebaptisé « heure de titulaire » on passera sur l’absurdité du nom pour noter avant tout la perte d’identité de ce collège privé catholique qui n’avait de catholique très souvent que le nom. La modernité avait fait son œuvre et donc la nouvelle proposition révolutionnaire que Madame Guiho nous offrait était de prendre un cahier et de l’utiliser comme un journal intime, d’y écrire nos peurs, nos angoisses, mais aussi nos joies, nos rêves et nos projets.
L’idée n’est pas mauvaise en soit, mais cet exercice m’apparaissait au combien féminin et complètement dénué d’intérêt du haut de mes onze ans. J’ai sorti ma trousse, ravalé ma fierté (ce n’était pas le moment de se faire remarquer) et j’ai commencé l’exercice. Notre gentille professeure a commencé par nous jurer ses grands dieux (qui n’étaient apparemment plus les mêmes que le mien…) que rien ni personne n’aurait accès à ce cahier et que nous pouvions être certain que son contenu resterait secret jusqu’à la fin des temps. Ensuite elle nous a demandé d’écrire notre nom et prénom sur la première page et quel était notre but dans la vie, ce que nous voulions réaliser plus tard et aussi le nom d’une personne qui nous inspirait.
Je dois avouer que la question me gênait un peu. A onze ans je n’ai pas vraiment une idée très claire de ce que je veux faire plus tard. La plupart de mes camarades sont déjà en train d’écrire. Il faut dire que ma génération vient de vivre les grandes émotions du doublé mythique coupe du monde de football 98 et coupe d’Europe 2000. Il n’y a pas un seul jeune garçon de 11 ans dans tout l’hexagone qui ne rêve pas de devenir footballeur et de ressembler à Zidane le nouveau héro national. Pour ce qui est de la gente féminine, Alizée, Lorie et Jenifer sont les nouvelles stars de la chanson et ont leurs têtes sur les trousses, les agendas et les magazines au fond des nouveaux sacs East pack.
Personnellement je n’ai pas de East pack, je ne suis pas habillé en « survêt, basket » et franchement je n’ai tout simplement pas tellement envie de gagner la coupe du monde. À ce moment de ma vie je me découvre un petit esprit anticonformiste et un malin plaisir à nager à contre-courant. Il fallait donc trouver une réponse qui me convienne et ne pas simplement répondre comme tout le monde.
Je dois avouer que je voulais surtout me débarrasser de cette question un peu gênante puisqu’aucune réponse ne s’imposait avec évidence. La possibilité de devenir prêtre m’avait déjà traversé l’esprit. J’avais entendu mon curé demander des prières pour les vocations car le diocèse manquait de prêtre. Je me souviens que je ne comprenais pas pourquoi un travail qui impliquait seulement de travailler une heure les dimanches était si peu attractif. Et vu les corbeilles que je voyais passer devant moi à la quête chaque dimanche cela semblait plutôt bien payé pour une heure de travail…
Il y avait eu aussi les éternelles dames de la sacristie qui venaient m’aider à revêtir mon aube de servant d’autel qui m’avaient glissé, tout sauf subtilement, que je pourrai devenir prêtre plus tard car l’aube blanche m’allait très bien.
Mais surtout il y avait mon grand-oncle, moine cistercien, qui venait de temps en temps à la maison. Un homme d’une profonde Foi qui dégageait une incroyable joie de vivre et une profonde paix intérieure. Je ne pouvais pas mettre des mots sur ce phénomène mais déjà à 11 ans je me rendais compte que cet homme là avait un grand truc en plus. Je le regardais avec curiosité et admiration, complètement captivé par sa personnalité et ses tours de magie. Il est définitivement celui qui m’a donné envie de donner à Dieu la première place dans ma vie.
Bref, tout ça pour dire que j’ai finalement pris mon stylo et j’ai écrit sans grandes convictions et surtout sans les bonnes motivations : « Je m’appelle Jérôme Dejoie et je voudrai devenir prêtre et la figure qui m’inspire est mon oncle Jean qui est moine. » J’avais à peine reposé mon stylo que la voix de madame Guiho venait troubler mes réflexions : « Maintenant, comme c’est le début de l’année et pour nous aider à mieux nous connaître chacun va lire devant la classe ce qu’il vient d’écrire sur son cahier ».
Fort heureusement les arrêts cardiaques sont très rares chez les jeunes de 11 ans car je dois avouer que j’ai rarement eu une accélération du palpitant aussi radicale que ce beau matin de septembre. Il fallait réfléchir à une voie de sortie, et réfléchir vite. Déjà mes camarades claironnaient haut et fort dans la classe leurs désirs de devenir footballeurs ou bien de devenir de célèbres chanteuses. Madame Guiho était aux anges car déjà tout le monde, ou presque, se découvrait des points communs et il serait donc facile pour chacun de se faire des amis.
À mesure que mon tour approchait mon petit cerveau était en surchauffe pour essayer de savoir ce qu’il fallait que je fasse. Dire devant mes nouveaux camarades que je voulais devenir prêtre était une condamnation sociale immédiate. Si déjà pour moi le jeune garçon de famille catholique pratiquante ce n’était pas très clair ce qu’était un prêtre je vous laisse imaginer ce que cela pouvait signifier pour mes camarades. À part passer pour le mec bizarre de la classe il n’y avait décidemment rien à y gagner.
Je savais ce que je ne voulais pas faire mais cela ne me donnait toujours pas la solution de ce que je devais faire pour me sortir de ce pétrin. Très vite cela allait être mon tour de prendre la parole et je ne savais vraiment pas ce que j’allais dire. Je me sentais un peu trahi par madame Guiho qui, après nous avoir assuré que ce cahier était plus secret que les codes nucléaires, nous demandait tout simplement de révéler devant tout le monde ce que nous avions écrit.
Et soudain j’ai trouvé mon échappatoire. En effet, personne n’allait vérifier si je lisais exactement ce que j’avais écrit. C’était si simple et si facile, il me suffisait de dire que moi aussi je voulais devenir footballeur et tout le monde n’y verra que du feu. Il était temps, il ne restait plus que deux personnes avant de devoir prendre la parole. Mon choix était fait, il fallait juste commencer mon premier jour de collège par un petit mensonge qui ne ferait de mal à personne. Mentir n’avait jamais été un grand problème pour moi, mes parents peuvent en témoigner… pourtant cette fois-ci je ne voulais pas le faire. Mais avais-je vraiment le choix ? Ma décision était prise, pas de vagues, pas aujourd’hui, soyons raisonnable.
De toute façon je n’avais plus le temps de penser car c’était à mon tour de prendre la parole et donc, rassuré par ma stratégie, avec tout le calme du monde j’ai dit : « Je m’appelle Jérôme Dejoie et je veux devenir prêtre ». Je crois que mon cerveau était encore convaincu que j’avais dit que je voulais devenir footballeur et il y a eu quelques secondes de flottement durant lesquels j’avais l’impression de m’entendre prononcer cette phrase improbable. C’est en voyant les visages de mes camarades et de madame Guiho que j’ai réalisé la situation. Il y a eu un énorme blanc dans la classe, j’avais vraiment plombé l’ambiance. Les derniers élèves ont terminés l’exercice mais personne ne leur prêtait plus vraiment attention. Une fois l’exercice terminé, madame Guiho a repris la parole pour dire : « Comme il s’agit quand même d’un cours de catéchisme j’aimerai que Jérôme nous dise pourquoi il veut devenir prêtre. » Avouez qu’on est à deux doigts du harcèlement scolaire ! On passera sur « l’heure de titulaire » qui, comme par magie, est redevenue le cours de catéchisme… J’étais encore sous le choc de ce qui venait de se passer et j’ai balbutié : « Je ne sais pas, je me sens appelé. »
Ce moment de ma vie est un détail, un petit épisode qui m’a marqué mais c’est un des moments déclencheurs de la grande aventure de ma vocation. Il y a eu des moments avant et beaucoup de moments après. Pourtant à l’aube de mon ordination sacerdotale j’aime me retourner vers ce moment pour voir à quel point le chemin parcouru a été long. J’avais onze ans, une idée très limitée et même parfois erronée de ce qu’étais un prêtre. Je ne savais rien de sa dimension théologique et de sa vocation d’être un autre Christ. Ma réponse à la question de ma gentille professeure n’avait rien du petit mystique mais plutôt beaucoup du jeune garçon déjà bien marqué par l’orgueil, l’anticonformisme et peut être avec un peu de courage quand même.
Je ne voulais pas donner une réponse facile, je voulais exprimer ma différence et aussi mon indifférence par rapport à ce que les autres pouvaient penser de moi. Il y avait bien trop de « Moi » et de « Je » dans cette réponse. Mais c’est aussi pour cela qu’elle me plaît. Quand je me penche sur cette réponse je réalise le chemin parcouru et je me rends compte à quel point Dieu peut utiliser une réponse très limitée et la transformer en « oui » plein d’Amour, avec son infinie patience et l’accompagnement que j’ai reçu dans mes années de séminaires par mes formateurs légionnaires du Christ et par mes confrères.
Ma réponse avait beaucoup de défauts comme on peut l’attendre de la réponse d’un enfant de onze ans, quelque part entre l’innocence d’un enfant et la bêtise d’un adolescent. Mais elle avait le mérite d’être une réponse honnête. Je ne voulais pas mentir à ma classe, à ma professeure et surtout je ne voulais pas me mentir à moi-même. Quelques jours après cette réponse j’ai fait mon entrée chez les scouts où j’ai pu apprendre le sens de l’honneur, de la parole donnée et l’esprit de service. Trois ans après cette réponse je suis rentré au petit séminaire des légionnaires du Christ où j’ai pu apprendre à donner à Dieu la première place dans ma vie. Sept ans après cette réponse je suis rentré au noviciat des légionnaires du Christ pour commencer la plus belle des aventures et donner suite à cet appel aussi mystérieux que magnifique.
Je ne sais pas où en sont mes anciens camarades de classes dans leurs rêves de devenir des stars du ballon rond ou de la chanson, mais pour ma part, bientôt 23 ans après cette réponse je suis à l’aube de mon ordination sacerdotale. Je regarde avec un petit sourire ce jeune « moi » de 11 ans qui ne savait pas vraiment ce qu’impliquait réellement qu’être prêtre, mais au moins j’étais honnête et fidèle à mon appel. Il est fort possible que dans 23 ans je regarderai avec un petit sourire ce jeune diacre de 34 ans qui ne sait dans le fond, toujours pas vraiment ce qu’implique réellement qu’être prêtre (puisque c’est un mystère inépuisable), et j’espère qu’encore une fois je pourrai dire qu’au moins je serai toujours honnête et fidèle à mon appel.
Parler de ma vocation est un exercice que l’on m’a très souvent demandé et curieusement, au lieu de devenir de plus en plus simple de raconter les évènements qui m’ont conduit de mon petit village de Bretagne jusqu’à l’ordination sacerdotale à quelques mètres de la tombe de St Paul dans la ville de Rome, capitale de la chrétienté.